Ce qui reste d’un roman après sa lecture est imprévisible. Parfois quatre cents pages chargées d'anecdotes s’effacent derrière une phrase anodine. Pourquoi telle phrase plutôt qu’une autre ? Qu’enferme-t-elle ? D’où tire-t-elle son pouvoir obsédant de mélodie ? A y regarder de plus près rien ne la distingue des autres, et pourtant... La phrase vous a attrapé, elle est entrée en vous comme une maladie. Ainsi les phrases d’Imre Kertész, tapies au milieu des pages dans la trame régulière du récit, mais toujours prêtes à vous sauter à la gorge quand, en refermant le livre, vous pensez pouvoir passer à autre chose.
Quand je pense à Etre sans destin, quand j'essaie de crier bien haut mon enthousiasme et le faire partager aux autres, aucune véritable image ne vient à mon secours. Certains soirs, en revanche, quand attrapé à mon tour par les soucis du quotidien, il m'arrive de lever les yeux au ciel, l'image du crépuscule qui clôt le roman me revient à 'esprit.
« C’était cette fameuse heure caractéristique, mon heure préférée au camp, et j’ai été saisi par un sentiment aigu, douloureux et vain : le mal du pays. Soudain tout s’est animé en moi, tout était là et se bousculait, toutes les atmosphères étranges m’ont surpris, les petits souvenirs m’ont fait trembler. Oui, dans un certain sens, là-bas, la vie était plus claire et plus simple. »
Je ne parle pas du paradoxe, à savoir qu’à Auschwitz la vie ait pu être « plus claire et plus simple », mais simplement de l’image : les nuages, les collines bleuissantes, la circulation plus rare, les gens marchant à pas plus lents, la beauté un peu convenue du crépuscule en somme, projetée sur l'écran du souvenir, les couchers de soleil à Auschwitz, et cette conclusion, qui rend le rapprochement si poignant : « Je vais continuer à vivre ma vie invivable ». Ma vie invivable. 360 pages pour aboutir à cette impasse. C’est peu, c’est vertigineux si l’on pense que toute son expérience converge vers ces deux mots impossibles.
Cette faculté de concentration me fait penser à une autre phrase de Kestész, tirée de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. « A certaines températures, les mots perdent leur consistance, leur contenu, leur signification, tout simplement, ils s'anéantissent, si bien qu'à l'état gazeux, seuls les actes, les actes nus font preuve d'un certain penchant pour la solidité. » Les mots, les pages, les livres eux-mêmes fondent et seules quelques phrases gardent une espèce de penchant pour la solidité. Des phrases comme des actes. Des phrases intactes sous les cendres.
Quant au livre qui vient de paraître, bien qu’écrit en 1977, Roman policier, il me revient surtout la phrase par laquelle le bourreau, Antonio Martens, commence sa confession cynique : « Je veux raconter une histoire. Une histoire simple. Vous pourrez la trouver révoltante. Mais ça ne changera rien à sa simplicité. Je veux donc raconter une histoire simple et révoltante. »
Bernardo Toro
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