26.3.06

Connaissance par les gouffres


Ce bouquin, Connaissance par les gouffres, d’Henri Michaux… fabuleux. Peut-être parce qu’il s’adresse directement à ce continent nostalgique et oublié des "années shit", quand l’essentiel de l’existence tournait autour du moment où on allait enfin pouvoir rouler et fumer un joint, à l’abri d’un square, dans une rue tranquille, une arrière-cour ou chez soi, les yeux sur le liseré des toits au-dessus duquel défilent les nuages. Exploser les structures ternes de ce monde. Pas seulement le cadre imbécile des petits boulots, des perspectives de carrière, des obsessions d’écriture ou de la goujaterie ambiante. Mais aussi ces barrières intimes du sens, de l’existence telle qu’elle se présente avec sa mauvaise humeur du matin et sa déprime du soir, ce morcellement télévisuel des émissions de chasse sur TFOne les nuits d’insomnie.

Je n’ai plus de télé depuis longtemps, mais l’oppression persiste malgré tout comme un vieux voile usé auquel on s'est habitué. Le haschich ne transgresse pas forcément ces murs de grisaille mais, comme l’écrit Michaux, c’est un "système doté d’un pouvoir autonome de ridiculisation du système". Ce qui, il faut bien l’avouer, n’est pas donné à tout le monde. Même la comédie américaine a perdu ce charme des sous-entendus ironiques.

En parcourant ces pages, je retrouve tous les dédales de ce labyrinthe étonnament familier – car un labyrinthe peut l’être, connu et pourtant instrument d’une perte. Les pensées à la vitesse b : qui surgissent, en engendrent d’autres et disparaissent. Ici expliquées les cristallisations magnifiques du haschich, ces paysages nés de soi, fourmillant de détails, la justesse de leur gravure, plus prégnante à l’esprit que les souvenirs de voyage. Ce processus d’accélération et cette pensée "verticale" du haschich : de l’adjectif au substantif, de l’impression au réel, cette affaire de mots qui glissent et se bordent de néant ("mon sept-centième néant de la journée") Son rire inquiet lorsqu’il "émet" ces visages de géants qui l’observent dans les arbres, tandis qu’il écoute Wozzek à la radio. Un soir de printemps comme celui-ci peut-être, avec sa pluie tiède et son odeur d’asphalte mouillé. Les rafales de son rires qui se transmuent en gueules de monstres dans le feuillage joufflu des tilleuls devant sa fenêtre. "Tout ce qui s’ébauche habituellement invisible dans un rire, c’est-à-dire raillerie, méchanceté envers l’objet du rire, risible ou ridicule."

Bien sûr, aussi, ces situations-gouffres où la raison perd pied, la pensée enferme, le mot se replie sur lui-même. "Le concret s’effondre." La force un peu bête de la sobriété ne résiste pas longtemps aux emportements furieux du délire haschichin. On y perd toute mesure. "Il est comme ça, le chanvre, toujours outré. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un léger mécontentement ? Un tigre modéré. A l’état normal, modéré, mais dans l’état présent, mal modéré. Et parfois parfaitement immodéré." Peur qu’une pensée malheureuse soudain se matérialise, détruisant au passage tout ce qui nous est cher - et soi-même. Le voilà coincé dans l’espace pour avoir posé les yeux sur la photo d’un satellite en orbite. Comment redescendre ? C’est cette terreur sournoise, cette présence avérée que nos yeux de veille ne peuvent voir.

Michaux est un explorateur. De ses voyages, il rapporte l’essentiel de ce qu’il faut savoir avant d’embarquer soi-même dans l’incroyable vaisseau que nous sommes. Il n’est pas dit qu’on en revienne, intact ou pas. Mais la tentation est puissante. L'évasion, c’est la question la plus extrême qui se pose au fond : sortir de soi est trop impossible pour qu'on n'essaie pas à tout prix.

C’est le printemps. La pluie est tiède, l’asphalte sent bon, les nuages défilent sur le liseré des toits. A quoi tu penses, l'ami ?

André Mora

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Un superbe texte, totalement planant. Merci.

May a dit…

Tu viens de finir de me motiver pour l'achat de ce recueil.
Merci! :)

manvusa a dit…

Salut l'ami,

alors je pensais à plein de trucs, mais le "système doté d’un pouvoir autonome de ridiculisation du système" m'a fait bloquer sur un bouquin que lisait mon voisin en vol vers le nouveau monde : "Die Vermessung der Welt"
J'avais d'abord pensé à un pensum sur la perte des valeurs, le fait que le bordel va croissant etc..., influencé que j'étais par l'anglais mess. Mais en fait Vermessung traduit plutôt la délimitation, le fait de mesurer, selon l'explication de mon aimable voisin. Il s'agissait d'un roman, biographie croisée de Humboldt et de Gauss.
Quel judicieux rapprochement! L'un cartographie le monde jusqu'à réduire la terra incognita à peau de chagrin et l'autre intègre l'imprévu dans son système en lui attribuant des probabilités. Le règne des propriétaires et des compagnies d'assurance pouvait commencer.
ridicule?

ps : ça marche aussi avec l'herbe apparemment

gérard a dit…

le type qu'a signé le commentaire précédent a quand même un nom complètement con, non?

mifroid a dit…

les gars, les jeux de mots avec les pseudos c'est tellement... has been