2.3.06

Le temps de Lobo Antunes

La première leçon de littérature que Lobo Antunes reçut, ce fut un patient schizophrène qui la lui donna. « Vous saviez, docteur, lui dit-il, que le monde fut construit par derrière ».
C’est, en effet, "par derrière" que l’écrivain portugais construira plus tard ses romans, c'est-à-dire en commençant par ce qu’il y a de plus infime, de plus fugitif : l’émotion. Un détail, une vision, un instant, un enfant que l’infirmier enveloppe dans un drap et transporte à la morgue où plus tard aura lieu l’autopsie ou, plus précisément, le pied qui dépasse du drap, le pied minuscule qui pend et oscille. Cette vision est le véritable pilier du roman, les 700 pages qui le composent reposent sur lui, comme si elles n’étaient que l'amplification de la rage, de l’impuissance, de la pitié que la vue de ce pied suscitent. Le récit se construit autour, sans jamais progresser de manière homogène. Il avance et recule, il s’attarde et s’accélère, il apparaît et disparaît au rythme des souvenirs qui le noient et le soulèvent. Car le récit n’est que mémoire et la mémoire ignore le temps des horloges, si bien qu’en une seule phrase nous passons d’un hôpital de Lisbonne à un champ de tournesols en Angola puis aux funérailles de l’écrivain qui voudrait revenir à la vie pour expliquer le sens de son roman. Tout cela en une seule phrase qui se gonfle, se soulève et menace d’exploser, avant d’être prise dans le rouleau d’une nouvelle purase qui au lieu d’avancer recule.
Rares sont les écrivains capables d’englober dans la même houle autant de temps, de lieux et d'anecdotes. La plupart sont trop lents, trop poussifs, trop circonspects, ils avancent pas à pas en additionnant les actions comme les comptables additionnent les recettes. Ce n'est sans doute pas de leur faute. Il faut le pouvoir d’accélération de la poésie pour faire tenir ensemble la plus grande portion de temps dans la plus petite portion de langage. Tous les grands romanciers du XXe siècle sont aussi de grands poètes. Proust, Joyce, Céline, Wolf, Faulkner, chacun dans un registre différent a détraqué la vieille mécanique du récit en affolant le tic tac des horloges. Sans poésie, sans un maniement ultra-précis de la métaphore le roman retombe dans les vieilles ornières du faux réalisme de toujours.

Antonio Lobo Antunes

Un roman sans fin, sans début, sans milieu, un récit énoncé à partir d’une seule voix déclinée en un nombre infini d’intonations. Car à la différence de ce que chacun répète, les romans de Lobo Antunes ne sont pas polyphoniques, c’est toujours une seule et même voix qui parle, avec des accents et des modulations à chaque fois différents. Les personnages ne sont pas les agents de l’expérience, c’est l’expérience elle-même qui se décline sous forme de personnages. Regrets, haine, tendresse, jalousie, amour, ouvrier, veuf, épouse, médecin, un chœur de voix d’autant plus difficile à distinguer les unes des autres qu’elles composent le chant reconnaissable de l’expérience humaine.
Bernardo Toro


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