4.9.06

Contretemps de Bernardo Toro



Un adolescent de dix-sept ans quitte le Chili de Pinochet pour recommencer une nouvelle vie à Paris. Seul, sans ressources, perdu dans une ville dont il ne maîtrise pas la langue, il est amené par les circonstances à fréquenter un restaurant chilien, où il retrouvera Laura, la femme d’un dirigeant d’extrême gauche, qu’il a rencontrée six ans plus tôt, lorsque, persécutés par la police politique, elle et son mari ont trouvé refuge chez ses parents. Une relation se noue entre ces deux personnages que tout oppose : l’âge, la situation familiale et surtout le rapport au présent. Elle, repliée sur ses souvenirs dans un pays qu’elle n’a pas choisi ; lui, tourné vers l’avenir et pressé de tirer un trait sur son passé. Mais le passé fait retour par un biais insoupçonné. Si bien que, par un ultime retournement, c’est le jeune homme qui deviendra, le dépositaire d’une mémoire que chacun préfère enterrer : depuis l’époque des utopies et l’engagement militant jusqu’au coup d’état et la répression militaire, depuis l’effondrement des idéaux révolutionnaires jusqu’à la plongée vertigineuse dans le capitalisme sauvage.
Nous connaissons mal « l’histoire privée des nations ». Il faut dire qu’elle est parfois si violente, si confuse, qu’il faut attendre longtemps avant que la fiction trouve la force d’en démêler la trame.
Chacun a entendu parler du coup d’état de Pinochet et des vagues de réfugiés qui ont flué sur l’Europe. Plus de trente ans se sont écoulés depuis. Le monde a beaucoup changé, le Chili aussi. Entre les rêves révolutionnaires d’hier et le pragmatisme libéral d’aujourd’hui, un tournant a eu lieu que les protagonistes ont tu.
Ce roman, écrit directement en français, comme si l’espagnol n’était pas encore prêt à recevoir une telle charge, nous raconte cette histoire privée.


Entretien avec Caroline Verdier


Caroline Verdier : Même si l’action se situe bien des années plus tard, le moment inaugural de Contretemps semble être le coup d’état de 1973. C’est à ce moment-là que la vie des personnages bascule.
Bernardo Toro : Le coup d’état au Chili a été un séisme effroyable dont l’onde de choc a touché au moins trois générations. Même si je n’avais que neuf ans au moment du putsch, j’ai vu autour de moi le monde s’effondrer, d’abord brutalement, puis lentement et de manière insidieuse. De ce jeu de massacre personne n’est sorti indemne. Personnellement, j’en garde une méfiance irrépressible à l’égard du pouvoir, ainsi qu’un désir permanent de clandestinité, comme si toute participation à la vie sociale « officielle » était une forme de compromission. Que ce sentiment soit absurde ne change rien à l’affaire. La violence du coup d’état a eu aussi des effets de dévoilement, c’est-à-dire de vérité. Je ne suis pas loin de souscrire à la thèse de Freud qui prétendait que la société était le fait d’un crime commis en commun. Ce crime nous l’avons vu, il s’est déroulé sous nos yeux. Les faits sont là, à présent nous les connaissons, mais savons-nous comment ont-ils été subjectivement vécus ? C’est là que la littérature a un rôle à jouer. Fait politique, la dictature est devenue un fait social, familial, individuel, il n’est pas de domaine qui ait échappé à son pouvoir. Loin du cloisonnement que la rationalité impose à l’expérience, le roman capte la vie dans son ensemble, c’est-à-dire dans son hétérogénéité. Politique, sentiments, économie, conflits familiaux, dans la vision subjective tout est inextricablement imbriqué. L’impudeur de la littérature tient moins aux secrets qu’elle révèle qu’aux cloisons qu’elle abat, la réalité semble tout à coup si étrange, si méconnaissable dès qu’elle racontée à partir de la conscience d’un sujet. Toutes les bibliothèques du monde ne sauraient épuiser la richesse d’une seule de nos journées, même si certains livres peuvent nous faire sentir, par instants, cette complexité. C’est ce que j’ai essayé de faire : donner un aperçu de ce que le coup d’état a été pour beaucoup d’entre nous.
Mais votre roman porte surtout sur l’exil.
Oui, il porte sur l’exil et il est porté par lui, en ce sens qu’il est écrit dans une langue d’adoption. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’exil au singulier…
Justement Contretemps met en scène deux personnages dont le rapport à l’exil est totalement opposé. L’un, le narrateur, veut à tout prix s’intégrer à la société française, tandis que l’autre, Laura, s’y refuse. Ce n’est pas simplement une question d’âge…
L’âge y est pour beaucoup, le fait que l’exil ait été choisi ou subi aussi. Mais l’assimilation n’est pas le seul but, à l’opposé on trouve ce qu’on pourrait appeler le « fantasme de l’étranger ». Laura vit en étrangère en France, la narrateur veut rester étranger à la communauté des exilés. Chacun se veut l’étranger de l’autre. Dans ce refus d’appartenance il y a un rêve d’indépendance, de pureté, d’autonomie, qu’il soit accompagné de l’idéalisation d’un ailleurs ou pas. Mais à mes yeux, celui qui incarne le mieux ce fantasme d’extériorité absolue est l’écrivain. Même lorsque son récit est autobiographique, l’auteur en lui aura toujours l’impression de surplomber la scène. Quand le narrateur ramasse le manuscrit qu’il n’a pas donné à lire à Laura, il découvre subitement que son livre n’est pas seulement le témoignage de son expérience, mais son symptôme aussi. Comme Laura, ouvrant à Santiago un bistrot français, pays qu’elle n’était pas loin de détester, le narrateur a écrit Contretemps pour rentabiliser une expérience somme toute assez négative. On n’échappe pas au symptôme, l’exil est avant tout une expérience de dédoublement, de division.
Parlons un peu du titre. Les personnages du roman semblent toujours à contretemps, notamment en ce qui concerne la mémoire. L’un veut oublier quand l’autre tente de se souvenir et inversement. Comment fonctionne ce chassé-croisé entre mémoire et oubli ?
Les rapports entre mémoire et oubli sont trop souvent appréhendés en termes moraux, on parle alors de devoir de mémoire avec tout ce que cela comporte de culpabilité. Nous savons qu’il en va tout autrement, ne serait-ce que parce que la mémoire a une dimension traumatique et l’oubli un effet réparateur. En réalité chaque personne et chaque génération a sa stratégie, laquelle d’ailleurs est vouée à changer au gré des circonstances. Ce qui est transmis ou omis en termes de mémoire d’une génération à l’autre, voilà ce qui devrait nous faire réfléchir. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, lorsque le narrateur quitte le Chili, il ne veut plus entendre parler de politique. Or, une fois en France, l’étrange silence des exilés sur ce chapitre le pousse à s'y intéresser à nouveau. Pourquoi ce silence ? Que cache-t-il ? La parole de Laura répond à cette attente. Il s’agit d’une parole transgressive, d’une parole de femme dans un milieu où les valeurs idéologiques sont portées par les hommes. Cette levée du secret aura des effets angoissants, mais aussi érotiques sur le narrateur.
Est-ce la raison pour laquelle « le silence se trouve au départ » de l'histoire ?
Pour la génération qui a combattu la dictature au départ et à la fin se trouve l'action politique. Mais pour ma génération au commencement il y a le silence propre à la terreur répressive. A l'opposé de l'image que véhiculent les médias, les dictatures se caractérisent par une paix sociale proche de la mort civique, les faits de violence se déroulant toujours en coulisses. S'il fallait simplifier à tout prix, je dirais que pour la génération qui me précède l'essentiel était d'agir, alors que pour ma génération il s'agirait plutôt de rompre le silence, d'où l'écriture. Mais il s'agit là d'une simplification sans aucune valeur littéraire.
D’une manière générale, l’histoire du roman est encadrée par deux silences parfaitement repérables historiquement : début 80 et fin 90. Le premier silence correspond à l’effondrement des idéaux révolutionnaires dont le moment culminant sera la chute du mur de Berlin. Que dire, que penser, que faire quand l'expérience du socialisme réel tombe en miettes ? Silence. Quant au deuxième, il survient au moment où la gauche va devoir souscrire au projet ultralibéral hérité de Pinochet. C’est la fin du livre, un moment social très dur, Laura et les autres retornados savent qu’ils n’ont pas le choix, ils doivent chercher à s’intégrer au système et tirer un trait sur le passé. Il s’agit d’un pacte de silence féroce qui porte sur le parcours de toute une génération. Comment sommes-nous passés de la société progressiste et libertaire des années 70 à la société d’aujourd’hui ? Quiconque essaie de raconter cette histoire sent aussitôt le poids du silence, il est énorme et traversé de part en part par une dictature sanglante qui nous a appris à nous taire.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Suis heureux que tu sois publié. J'espère que ton livre aura de multiples résonnances dans la conscience d'un certain nombre de lecteurs. Je partage tout à fait ce que tu dis dans ton interview.
Bien amicalement.
François Teyssandier

Anonyme a dit…

L'écriture de "Contretemps" semble lisse et fragile. En réalité, elle est toute en ruptures. Elle colle au plus près à la vie des personnages, met au jour leurs espoirs déçus, leurs fêlures intimes. L'analyse se veut claire et subtile. Sans forcer le trait, l'auteur utilise des mots simples et justes. Ils ont l'acuité d'un regard. Oui,les mots écrits sont comme des regards. Ils éclairent et assombrissent les personnages, selon les jours, les pensées, les désirs, les révoltes éphémères, les renoncements douloureux. C'est cette alternance d'ombre et de lumière qui donne sa beauté au récit. L'exil est avant tout intérieur. Il fatigue, harasse, détruit en partie celles et ceux qui ont fui ou qui ont été condamnés à fuir. Mais l'exil peut aussi devenir "une force qui marche". Il oblige à reconstruire queqlue chose, à se recontruire soi-même, si l'on refuse de céder à l'appel du néant. La vie n'est pas seulement une question de lieu, de hasard, de circonstances. Elle est aussi et surtout cette sève qui irrigue l'âme et l'esprit. On comprend, au fil des pages du roman, que tout homme, au cours de sa vie, lutte contre le temps. Car c'est, sans doute, le temps qui est le sujet profond du livre: le temps qui nous rapproche des autres, qui nous en éloigne, qui nous rassure, qui nous effraie, qui bat dans nos veines bien plus que le sang.Bernardo Toro ne se complait pas dans la nostalgie, la mélancolie ou la déréliction. Il trace, au contraire, un nouveau chemin, difficile et rugueux, vers des horizons inconnus, par le biais de l'écriture. Laura est un beau portrait de femme, complexe et séduisant. Elle est le fil conducteur du livre, l'ossature interne du récit. Elle nous séduit et nous agace par ses sautes d'humeur, ses enthousiasmes, sa naïveté à la fois charnelle et abstraite. Ce n'est pourtant pas une femme brisée. Elle fait front, se bat contre des démons intérieurs, croit à l'amour. C'est une femme que l'on voudrait serrer dans ses bras.

François Teyssandier

Anonyme a dit…

Merci d'avoir un blog interessant