16.7.10

De fils à fils de Bernardo Toro



Anne-Marie Montagnier : Essayons d'aborder ce livre par son titre un peu énigmatique. Pourquoi De fils à fils ?
Bernardo Toro : L'expression est forgée à partir de deux expressions assez courantes : d'homme à homme, axe horizontal; et de père en fils, axe vertical. De fils à fils se situe dans la bissectrice de ces deux expressions. Elle traduit la nature hétérodoxe de cette parole adressée au fils : ni horizontale ni verticale. Il s'agit, par ailleurs, d'une citation du livre. Le père dit à un moment à son fils : « Il faut croire qu'entre nous il n'a jamais été question de père, même aujourd'hui je te parle de fils à fils. »
Le narrateur adresse son récit à son fils.
Il s'agit d'un monologue intérieur adressé à son fils. La pensée est par nature dialogique. Quand nous pensons nous nous adressons souvent à quelqu'un. C'est d'ailleurs ce qui rend notre pensée si répétitive, si circulaire. Il ne suffit pas de penser. Il faut encore que notre pensée soit entendue, comprise, admise. La nature de cet autre en nous n'est jamais très claire ni stable. Quel est ce fils auquel s'adresse le narrateur ? Son vrai fils ? Le fils qu'il a lui-même été ? Est-ce toujours le même ? La situation de communication induite par la pensée est plus complexe que celle relayée par la parole.
Que peut-on dire de son but ? En racontant sa vie à son fils, le narrateur cherche-t-il à s'expliquer, à se justifier ou à obtenir une réponse ?
Son but premier n'est pas de raconter sa vie. Le narrateur a quelque chose à dire sur son père, ( chapitre 1 ) et sur sa mère, ( chapitre 2 ). Aucun de ces deux chapitres n'amorce véritablement le récit. Bien au contraire, ils constatent tous les deux une sorte d'arrêt du temps. Dans le premier chapitre, cet arrêt se produit à deux heures, au moment où son père surgit au milieu de l'Alameda. Dans le deuxième chapitre, il se produit à neuf heures, au moment où il va chercher son frère sur un banc en face de l'hôpital. La naissance de son fils, à la fin de ce chapitre, constitue une issue possible. Les aiguilles se remettent à tourner, la vie est relancée, un récit est possible. Très logiquement le récit s'ouvrira par son départ du village, et se fermera, près de vingt-ans plus tard, par un autre départ. Au début et à la fin de l'histoire on trouve une rupture avec le cercle familial. Pour le narrateur devenu père, il s'agit moins de raconter sa vie à son fils que de répondre à une question : pourquoi, après la naissance de celui-ci, les aiguilles se sont à nouveau arrêtées.
Mais il n'arrive pas tout à fait à répondre.
Au contraire, il trouve plusieurs réponses, alors qu'il n'en voudrait qu'une seule.
Je veux dire qu'à chaque fois son récit est interrompu par un autre récit. Initialement cette double ligne narrative semble renvoyer à la réversibilité des rôles. Le narrateur est père dans le premier récit et fils dans le deuxième.
Pour bien saisir cette dialectique du père et du fils, il me semblait indispensable d'introduire une troisième dimension qui permette au récit de s'affranchir de la chronologie et de la psychologie.
Pour vous, chronologie et psychologie vont de pair ?
Pourquoi le narrateur ne parvient pas à assumer sa paternité ? Pourquoi sa vie s'effondre dès que son fils vient au monde ? Pour trouver une réponse à ces questions, le récit psychologique ( et chronologique ), va fouiller dans le passé du personnage, dans son enfance, dans le rapport à son propre père. Cette plongée dans l'enfance supposera un retour en arrière. C'est le rôle classique du retour en arrière depuis l'Odyssée : expliquer la suite, éclairer le présent. Dans De fils à fils, cela commence par un retour en arrière. Le narrateur va chercher son fils à l'école, se promène avec lui et tout à coup il regarde sa montre, il est deux heures, il se souvient de son père qui venait les voir toujours à cette heure. Mais peu à peu un décrochage narratif et temporel se produit, le retour en arrière n'est plus subordonné au récit principal, il devient indépendant. Bientôt on se demande lequel des deux est le récit principal. Qu'est-ce à dire ? Que l'un n'est plus la cause de l'autre, ni son explication, ni sa répétition, le passé n'éclaire pas le présent, l'enfance n'explique pas l'âge adulte. Les faits arrivent, c'est tout ce qui compte. En faisant sauter les liens chronologiques entre les faits, c'est tout l'édifice psychologique qui s'effondre. Nous sommes projetés dans un espace à trois dimensions où fils, père et grand-père sont contemporains. Il peut sembler curieux qu'un roman qui porte, entre autre, sur la filiation tienne si peu compte de la chronologie. C'est pourtant la clef du roman. La filiation est une affaire de structure et non de chronologie
L'inconscient ignore le temps, disait Freud.
Vous pouvez faire beaucoup de choses dans un roman : mettre des poèmes, de la théorie, des recettes de cuisine, enlever les majuscules, supprimer les points, cela ne fera jamais que des ajouts et des suppressions. Si vous voulez vraiment toucher au mécanisme, aux commandes de l'appareil, il vous faudra vous confronter à la temporalité. Notre vision du monde est là, tapie derrière des mots aussi inoffensifs que «chronologie».
Entre les deux fils du récit il y a parfois des écarts temporels importants. D'un paragraphe à l'autre on peut reculer ou avancer de trente ans sans la moindre transition.
Mais on comprend quand même.
Oui, on suit parfaitement.
Grâce à quoi ?
Je vous pose la question.
Cette disparition des indices temporels rappelle le style indirect libre. Comme chacun sait, cette forme de discours ne comporte aucune trace de la personne qui parle ou pense, mais là aussi on comprend. Pourquoi alors encombrer le récit de : «dit-il», «pensa-t-il» ? On reproche à l'écriture sa lenteur, l'oralité procède par raccourcis que l'écriture s'efforce péniblement d'imiter. Pour ce qui est de sauts temporels, c'est le contraire. L'écriture est infiniment plus rapide que la parole. Je ne saurais vous raconter deux histoires en même temps sans créer une horrible confusion dans votre esprit, mais par écrit je peux le faire, et pendant deux cent cinquante pages comme dans De fils à fils.
Ce n'est pas un procédé très habituel.
Je crois que, comme l'usage systématique du style indirect libre, c'est l'époque qui le rend possible. Le lecteur du dix-neuvième siècle avait besoin de beaucoup d'indices pour suivre le fil du récit, pas le lecteur du XXIe siècle. C'est dommage que beaucoup d'écrivains continuent à écrire comme s'il s'adressaient aux lecteurs du passé.
Et comment le lecteur actuel aurait-il acquis cette capacité de se promener dans les différents temps sans se perdre ?
Grâce au cinéma. Les flash-back sont monnaie courante au cinéma, même dans les films les plus grand public. Un téléspectateur de douze ans en sait plus long sur cette technique narrative qu'un lecteur cultivé d'il y a un siècle. En son temps, Céline avait prédit que le cinéma rendrait obsolète un certain type de littérature et c'est vrai. Mais ce qu'il n'avait pas prédit est que le cinéma permettrait à la littérature de s'épurer.
Mais il semblerait que dans De fils à fils l'absence de marquage temporel poursuit d'autres objectifs.
Absolument. Cette disparition des indicateurs temporels a surtout une visée stylistique. Cela me fait penser à Hemingway et sa théorie de l'iceberg. Nous ne voyons qu'un dixième de l'iceberg, tout le reste est sous l'eau. Pour un livre, disait-il, c'est pareil. L'auteur ne doit écrire qu'un dixième de ce qu'il sait de l'histoire. Mais où passe le reste ? Et surtout à quoi sert-il ce savoir qui ne se traduit pas en mots ? A mon avis, les neuf autres dixièmes passent dans la composition du livre, c'est-à-dire dans la manière dont les différents épisodes de l'histoire sont agencés. Il y a un savoir à l'oeuvre dans cet agencement qui ne se traduit pas en mots. Un auteur doit savoir écrire sans mots, avec des ellipses, des silences, des non-dits, mais surtout avec des effets de composition. Un livre n'est pas fait qu'avec des phrases, l'écrivain n'est pas un phraseur, mais un architecte.
C'est d'ailleurs la raison qui me pousse à aborder ce roman par de considérations apparemment techniques, sans grand rapport avec le contenu même du livre. Ce que je sais sur l'histoire de Manuel se trouve à quatre-vingt-dix pour cent dans la composition du livre.
Puisque les considérations formelles ne vous effraient pas, permettez-moi une dernière. Dans De fils à fils, le paragraphe semble investit d'une fonction essentielle. C'est toujours lui qui introduit les ruptures temporelles. On remarque d'ailleurs que les paragraphes ne se terminent jamais par un point.
Dans ce roman, c'est le statut même du paragraphe qui est problématique. Constitue-t-il une unité logique ( c'est-à-dire sémantique, thématique ) ou bien une unité temporelle ? On ne le sait jamais par avance. D'un paragraphe à l'autre, c'est le saut dans le vide. Où le lecteur va-t-il atterrir ? Trente ans plus tôt ou dans la suite du même récit ? En lisant le début du paragraphe suivant, il ne le sait pas encore. Il se produit alors un phénomène proche de ce qu'on appelle la persistance rétinienne.
La phrase qu'il vient de lire résonne encore dans son cerveau quand il entame le nouveau paragraphe. Il est deux heures de l'après-midi, il fait très chaud, le narrateur âgé de dix ans voit son père apparaître au milieu de l'Alameda. Au paragraphe suivant, on voit le père qu'il est devenu trente ans plus tard éponger son front. Pendant quelques dixièmes de secondes, l'enfant et l'adulte sont la même personne, brûlés par le même soleil, le lecteur ne voit pas l'abîme de trente ans qui les sépare. Ces quelques dixièmes de seconde sont l'essence même du livre, ce que je sais de l'histoire se trouve là, au détour d'un paragraphe.

1 commentaire:

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