A la suite d’autres jeunes auteurs français, Céline Curiol recourt dans son roman Permission à un fantastique kafkaïen pour décrire la tentation totalitaire du capitalisme. Une tentation dont la littérature elle-même ne peut, semble-t-il, plus nous sauver.On s’y croirait. Au sein de cette Institution, où il occupe l’obscure fonction de
« résumain », le héros consigne ses moindres gestes avec la minutie d’un naturaliste, et son quotidien devient peu à peu le nôtre.
Puis, d’étranges événements fissurent la routine de l’organisation du travail en même temps que son adhésion aveugle à celle-ci. Une permission qui tarde sans raison, alors que le héros veut rendre visite à son père malade, et il ne sait plus soudain depuis quand il est au service de l’Institution. Surtout, un certain A. qui lui fait découvrir la fiction, un genre aboli dans cette société où « l’Homme a trouvé un équilibre supérieur, qui ne requiert plus la fuite dans des univers inventés », et lui rend par ce biais le sentiment de sa « propre unicité ». Car dans ce lieu, chacun peut être à tout moment remplacé par un concurrent. L’espace de l’Institution est carcéral : les lumières des couloirs ne s’éteignent jamais, note le narrateur, doté à son arrivée d’un matricule et d’un uniforme gris souris correspondant à son grade…
Permission s’inscrit ainsi dans la lignée de différents romans sur l’entreprise qui, comme
Un monde parfait de Philippe Laffitte (éd. Buchet-Chastel, 2005) ou
Résolution de Pierre Mari (éd. Actes Sud, 2005) – dans un registre moins fantastique pour ce dernier –, renouvellent ce genre depuis quelques années. Mettant en scène un narrateur au sein d’un système dominé par la violence, ils dénoncent la tentation totalitaire du capitalisme. La référence à Kafka y est très présente, les personnages n’ayant pas de nom ou étant désignés par de simples initiales. Céline Curiol explicite cependant la référence. On peut en effet reconnaître Kafka dans Dumika, l’auteur que le héros et son compagnon lisent clandestinement. Et l’issue attendue du roman n’est pas sans rappeler celle du Procès.
Le héros de
Permission est par ailleurs un employé passif, isolé. Une figure récurrente dans cette littérature, qui s’oppose à celle de l’ouvrier combatif des romans épiques à la Zola, libéré par l’aventure collective de la grève – et ceci, quelle que soit l’issue de « la lutte », comme on le voit dans
Les vivants et les morts de Gérard Mordillat (éd. Calmann-Lévy, 2004). Il s’agit en effet d’un « insider » – dans
Résolution de Pierre Mari, il est DRH –, dont la prise de conscience et la révolte interviennent toujours trop tard, voire jamais, face à une mécanique qui finit inévitablement par le happer. C’est un rouage consentant mais dénué de tout pouvoir, plus ou moins asexué – il faut être célibataire pour entrer au service de l’Institution –, s’opposant cette fois-ci à une autre figure de l’aliénation en entreprise : le cadre prédateur à la Bret Easton Ellis, dont
99 francs de Frédéric Beigbeder est un avatar, mais qu’on retrouve aussi dans
Marge brut de Laurent Quintreau (éd. Denoël, 2006).
Dans l’univers clos de ces romans, comme dans 1984 de George Orwell, les mots veulent souvent dire le contraire de leur sens littéral. C’est à la fois une des caractéristiques de la propagande totalitaire et du jargon managérial. « Chacun est mis en concurrence avec celui auquel il tourne le dos. C’est une méthode d’émulation collective », explique par exemple le narrateur de
Permission. C’est là, plus que dans ces figures toujours un peu semblables du DRH et de l’employé, que cette littérature revêt un caractère subversif. Parce qu’en jouant ainsi avec les mots, elle met au jour les contradictions de la philosophie libérale et la violence que celle-ci imprime aux relations humaines. Une violence que le langage de l’entreprise sert à masquer en même temps qu’il la véhicule.
Autre référence à Kafka, la figure du double, fortement présente chez Céline Curiol. De même que les « exécutants, gardiens, aides, messagers » de la « fantasmagorie bureaucratique » vont toujours par pair, rappelle Maurirce Blanchot dans De
Kafka à Kafka (1981, éd. Folio), les surveillants de l’Institution sont deux, ainsi que les employés du bureau des ressources humaines de l’Institution. Mais surtout, le personnage de A. ressemble à s’y méprendre au narrateur et quand il l’empoigne puis qu’il l’embrasse, on comprend qu’il a été en lutte avec lui-même avant de s’apaiser.
Le thème du double était déjà présent dans le premier roman de Céline Curiol,
Voix sans issue (éd. Actes Sud, 2005), où l’héroïne va voir une pièce dans laquelle joue une actrice qui porte son nom. On y retrouve aussi le thème de l’aliénation au travail, puisque ce personnage, qui annonce l’arrivée de trains à la SNCF, utilise pour cela « son autre voix », puis s’imagine à la sortie de son bureau – qu’elle oppose à « l’entrée des artistes » – avec « un masque en plastique tenu par un élastique, à l’effigie d’un individu X ».
Faut-il en déduire que ces personnages sont à la recherche d’une unicité dont nous prive l’entreprise ? Ainsi, il n’y a que l’art qui nous permettrait d’échapper au destin de l’
Homo oeconomicus en concurrence perpétuelle avec ses doubles interchangeables ? Ce n’est pas si simple… Maurice Blanchot a rappelé que le double représente également « le bonheur et le malheur de la figuration » et que toute l’œuvre de Kafka raconte aussi et avant tout « l’exigence de l’œuvre », qui l’a condamné à la solitude, tout en étant son seul salut.
Comme beaucoup d’ouvrages sur l’entreprise,
Permission peut également être lu comme un livre sur le travail littéraire. Mais c’est aussi, et on rejoint la réflexion sur le capitalisme, un livre sur l’objet littéraire, comme produit.
Ainsi, sous la pression de A., le héros se met à écrire, – imitant notamment Dumika –, et rapidement la fiction l’envahit, y compris dans sa fonction de « résumain », l’empêchant de l’exécuter comme il faut. On a d’ailleurs le sentiment au sein de cette Institution d’être face à l’inflation d’une écriture qui tente en vain de rendre compte du réel au travers une armée de « résumains ». Renvoie-t-elle à celle d’un marché du livre sur lequel plane, comme dans l’univers dépeint par Céline Curiol, le risque de la mort de la fiction ?
On peut également pointer des anachronismes dans un récit par ailleurs très rigoureux, qui nous font penser que l’exigence de l’Institution renvoie à celle de l’écriture littéraire : il existe un dehors, d’autres secteurs économiques, et le narrateur, qui avait un autre travail auparavant, y est entré volontairement, avant de ne plus pouvoir en sortir.
D’autres romans qui ont récemment traité du monde du travail, comme
L’argent, l’urgence de Louise Desbrusse (éd. P.O.L, 2006, voir chronique sur ce blog) ou
Cendres et métaux d’Anne Weber (éd. du Seuil, 2006), ont mis en scène cette tension entre le travail en entreprise et le travail littéraire. Le texte d’Anne Weber, tiré d’une « observation participante » dans une entreprise fabriquant des prothèses dentaires, est particulièrement intéressant, car l’auteure, contrairement à Louise Desbrusse, n’y sacralise pas la vie d’artiste. Elle observe la circulation des objets, les rapports humains, et s’interroge par ce biais sur la destructrice créatrice et la finalité du capitalisme. La création artistique ne semble pas se situer pour elle au-dessus de ce processus, puisqu’elle se pose également la question de la « carrière » littéraire. Le narrateur de
Permission se rend compte de son côté que les dirigeants de l’Institution s’adonnent à un trafic de livres. On retrouve ainsi la tentation totalitaire du capitalisme, dont la capacité à tout récupérer, y compris l’activité artistique, semble désormais infinie.
Naïri Nahapétian(Permission de Céline Curiol, éd. Actes Sud, 255 p., 19 euros.)