Pauvre Bernardo ! Cloué par la fièvre, les yeux rivés au plafond, le front en sueur ! Isabelle R dit parfois qu’il manque un métier à notre technocratie : guérisseur par les livres. La sainte patronne de cette corporation serait pourtant toute trouvée : Shéhérazade elle-même, chassant le spleen et la pulsion de mort de l’esprit du calife, inventant du même coup la psychanalyse à l’envers. Ici, le guérisseur cause, invente et raconte plutôt que d’écouter en silence pour forcer la confidence : est-ce que ça ne fait pas une bonne définition de ce qu’est lire ?
Bref, Bernardo, voici mon remède à ton pathétique état : “Les chroniques de l’oiseau à ressort”, d’Haruki Murakami. Je sais, l’homme vient d’en pondre un nouveau, d’opus, mais c’est celui-là qu’il faut prescrire pour guérir les vilains tourments d’une température élevée. L’autre n’a pas encore reçu son autorisation de mise sur le marché (en gros, je l’ai pas lu). L’oiseau, lui, est une valeur sûre, un truc éprouvé, comme les ampoules de verre aspirant le mal par la peau ou le sachet de glaçons sur le front des petits garçons.
Voici donc la vie de M. Tokada, chômeur tokioïte, homme à la maison, marié à l’affairée Kumiko, craignant son beau frère qui porte le nom de son chat. Voilà donc que sa vie bascule dans... dans quoi, au fait ? Eh bien, justement, une sorte d’état fiévreux où s’estompent les frontières entre ce monde et ceux qui l’entourent, où ce héros gentil, au sens propre du terme, c’est-à-dire “d’ailleurs”, devient le jouet de courants nés trop loin de sa conscience pour qu’il en décèle l’origine ou le sens. Voilà pour l’intrigue : remonter le courant, retrouver le pourquoi, dans une course mythologique quotidienne où se croisent les signes, du pressing au café de la gare de Shinjuku, du chapeau rouge d’une voyante qui ne voit rien aux profondeurs d’un puits en Mandchourie pendant la Seconde guerre mondiale, à moins que ce ne soit en plein Tokyo aujourd’hui.
Mais c’est d’une fièvre à froid qu’il s’agit, non d’un paroxysme comme celui dont tu souffres, malheureux Bernardo. Pas de grands mots dans ce livre, rien que d’infinis glissements de sens, aussi doux et discrets qu’un imperceptible mouvement tectonique sous l’asphalte de la ville, l’escalade d’une bulle dans un verre de Sprite ou celle de la fumée toute droite d’une Short Hope dans l’atmosphère immobile d’un jardin par définition japonais. C’est bien pourquoi, en dépit de sa turbulence souterraine, même si parfois éclatante et terrible, ce livre possède ce mystérieux pouvoir d’apaisement. Un souffle frais, comme celui d’une ruelle fermée à ses deux extrémités, envahie des mauvaises herbes de maisons abandonnées, d’arrière cours, d’une véranda un soir d’été, un whisky à la main. Dingue comme Tokyo paraît douce vue d’ici ! Une fièvre froide dans l’écriture aussi, bien sûr. Avec la simplicité d’un maître zen, Murakami ratisse les modestes cailloux de ces inframondes étonnés qu’il décèle sous ses pas, à la recherche de l’oiseau chargé de remonter le monde chaque jour.
Bref, Bernardo, reste malade encore un peu. D’abord, ça te fait des vacances. Ensuite, tu pourras témoigner de l’efficacité de ce remède. Et enfin, tu vas te régaler.
Le guérisseur
André Mora
Chroniques de l’oiseau à ressort, Editions du Seuil, collection Points, 847 pp, 10 euros
Bref, Bernardo, voici mon remède à ton pathétique état : “Les chroniques de l’oiseau à ressort”, d’Haruki Murakami. Je sais, l’homme vient d’en pondre un nouveau, d’opus, mais c’est celui-là qu’il faut prescrire pour guérir les vilains tourments d’une température élevée. L’autre n’a pas encore reçu son autorisation de mise sur le marché (en gros, je l’ai pas lu). L’oiseau, lui, est une valeur sûre, un truc éprouvé, comme les ampoules de verre aspirant le mal par la peau ou le sachet de glaçons sur le front des petits garçons.
Voici donc la vie de M. Tokada, chômeur tokioïte, homme à la maison, marié à l’affairée Kumiko, craignant son beau frère qui porte le nom de son chat. Voilà donc que sa vie bascule dans... dans quoi, au fait ? Eh bien, justement, une sorte d’état fiévreux où s’estompent les frontières entre ce monde et ceux qui l’entourent, où ce héros gentil, au sens propre du terme, c’est-à-dire “d’ailleurs”, devient le jouet de courants nés trop loin de sa conscience pour qu’il en décèle l’origine ou le sens. Voilà pour l’intrigue : remonter le courant, retrouver le pourquoi, dans une course mythologique quotidienne où se croisent les signes, du pressing au café de la gare de Shinjuku, du chapeau rouge d’une voyante qui ne voit rien aux profondeurs d’un puits en Mandchourie pendant la Seconde guerre mondiale, à moins que ce ne soit en plein Tokyo aujourd’hui.
Mais c’est d’une fièvre à froid qu’il s’agit, non d’un paroxysme comme celui dont tu souffres, malheureux Bernardo. Pas de grands mots dans ce livre, rien que d’infinis glissements de sens, aussi doux et discrets qu’un imperceptible mouvement tectonique sous l’asphalte de la ville, l’escalade d’une bulle dans un verre de Sprite ou celle de la fumée toute droite d’une Short Hope dans l’atmosphère immobile d’un jardin par définition japonais. C’est bien pourquoi, en dépit de sa turbulence souterraine, même si parfois éclatante et terrible, ce livre possède ce mystérieux pouvoir d’apaisement. Un souffle frais, comme celui d’une ruelle fermée à ses deux extrémités, envahie des mauvaises herbes de maisons abandonnées, d’arrière cours, d’une véranda un soir d’été, un whisky à la main. Dingue comme Tokyo paraît douce vue d’ici ! Une fièvre froide dans l’écriture aussi, bien sûr. Avec la simplicité d’un maître zen, Murakami ratisse les modestes cailloux de ces inframondes étonnés qu’il décèle sous ses pas, à la recherche de l’oiseau chargé de remonter le monde chaque jour.
Bref, Bernardo, reste malade encore un peu. D’abord, ça te fait des vacances. Ensuite, tu pourras témoigner de l’efficacité de ce remède. Et enfin, tu vas te régaler.
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André Mora
Chroniques de l’oiseau à ressort, Editions du Seuil, collection Points, 847 pp, 10 euros
1 commentaire:
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