27.4.06

L'enfance, selon Coetzee

"Aussi loin qu'il se souvienne, il s'est toujours perçu comme le prince de la maison et sa mère comme celle qui, de façon contestable, le mettait en valeur, était sa protectrice inquiète - inuqiète et contestale parce que, il le sait bien, ce n'est pas enfant qui est censé être le coq dans un ménage. (...)
Les colères qu'il prend contre sa mère sont l'une des choses qu'il doit tenir secrètes et cacher au reste du monde. Eux quatre, et eux seuls, savent quels torrents de mépris il déverse sur sa tête, et à quel point il la traite comme une inférieure. "Si tes professeurs et tes copains savaient comment tu as parlé à ta mère...", dit son père en agitant l'index d'un air entendu. Il déteste son père qui voit si bien la faille dans sa cuirasse.
Il veut que son père le batte et fasse de lui un garçon normal. En même temps, il sait que si son père osait porter la main sur lui, il ne trouverait pas le repos avant de s'être vangé. Si son père venait à le frapper, il deviendrait fou : il serait possédé, comme un rat acculé dans un coin et qui se jette à droite et à gauche en faisant claquer ses crocs venimeux, trop dangreux pour qu'on le touche.
A la maison, c'est un despote irascible ; à l'école, il est doux comme un agneau, à son pupitre à l'avant-dernier rang, le rang le plus obscur pour surtout ne pas se faire remarquer, et il se raidit de peur quand commence la séance du fouet. En vivant cette double vie, il s'est créé un fardeau d'imposture. Personne n'a rien à porter de pareil, pas même son frère, qui n'est, au mieux, qu'une craintive, une pâle imitation de lui-même. En fait, il soupçonne son frère d'être, au fond, normal. Il se retrouve donc seul. Il ne peut attendre le moindre soutien d'aucun bord. C'est à lui de se débrouiller pour dépasser l'enfance, dépasser la famille et l'école et entrer dans une nouvelle vie où il n'aura plus besoin de faire semblant.
L'enfance, dit L'Encyclopédie des enfants, est une période de joie innocente qu'on doit passer dans les prairies parmi les boutons d'ors et les petits lapins ou au coin du feu plongé dans des livres d'histoires. Cette image de l'enfance lui est totalement étrangère. Rien de ce qu'il vit à Worcester, à la maison ou à l'école, ne lui donne à penser que l'enfance est autre chose qu'une période de la vie qu'il faut endurer en grinçant des dents."

J.M. Coetzee, Scènes de la vie d'un jeune garçon, 1997.

Aucun commentaire: